Paroles orphelines, Les enfants et la guerre d’Espagne de Verónica Sierra Blas
Verónica Sierra Blas, docteure en histoire, enseigne à l’Université d’Alcalá de Henares (Madrid), où elle coordonne le Séminaire Interdisciplinaire d’Études sur Culture Écrite et le Réseau d’Archives et de Chercheurs de l’Écriture Populaire (RedAIEP). Ses recherches portent essentiellement sur l’étude des pratiques sociales de l’écriture et de la lecture à l’époque contemporaine. Elle s’est particulièrement intéressée à la correspondance pendant la Guerre Civile espagnole et la dictature franquiste.
Il lui a fallu consulter des fonds d’archives dispersés en Espagne (principalement au Centre de Documentation de la Mémoire Historique de Salamanque et à la Bibliothèque Nationale d’Espagne à Madrid) mais aussi à Oslo, Moscou, Philadelphie, Mexico, Paris, Bruxelles et ce livre semble être le fruit d’un travail colossal.
Le corpus documentaire principal de l’ouvrage est celui de lettres non distribuées aux parents disparus, emprisonnés, tués, exilés qui ont été conservées par des intermédiaires ou interceptées par la censure franquiste ; il s’agit essentiellement des lettres que les évacués de la Zone Nord adressèrent à leurs parents (basques, cantabres, asturiens) et qui n’arrivèrent jamais à destination : « la majorité des lettres n’arriva jamais à destination et comme les enfants, sont devenues des lettres orphelines ».
Les lettres distribuées furent parfois conservées dans les archives familiales mais la plupart disparurent quand un demi-million d’Espagnols franchirent les Pyrénées à partir de janvier 1939. Puis ce fut la Seconde Guerre mondiale et, pour les exilés, de nouvelles errances entre les camps de réfugiés provisoires faisant grossir, faute d’adresse, le nombre de ces « lettres orphelines ». Les lettres suivirent des itinéraires que n’avaient jamais imaginés ni leurs jeunes auteurs ni les adultes qui les encadraient. Le cours de la guerre et la censure firent barrage et jouèrent contre les destinataires.
L’univers des enfants se brise en mille morceaux lors qu’éclate la Guerre Civile espagnole et leur vie quotidienne connaît une rupture sans précédent : ce livre essaie de reconstruire l’histoire de ces enfants, ceux qui sont restés en Espagne mais plus particulièrement ceux qui durent tout abandonner pour survivre et qui ne sont jamais revenus. En effet, entre 1936 et 1939, plus de 30 000 enfants furent évacués par la République espagnole vers la France (20 000), la Belgique (5 000), l’Angleterre (4 000), la Russie (2 895), le Mexique (463), la Suisse (430) et le Danemark (100).
L’ouvrage déroule donc 12 chapitres très documentés (poèmes, lettres, dessins, journaux intimes ou collectifs, journaux muraux, cartes postales, cahiers scolaires, photos) dont les deux premiers sont introductifs :
« Guerre et enfance » décrit les conditions de vie des enfants espagnols pendant la Guerre Civile, à partir de l’été 1936, dans le camp franquiste et le camp républicain, avec toutes les conséquences que le conflit a pu avoir sur leur vie quotidienne, leur vie familiale et leur vie affective : les enfants espagnols n’ont pas vécu en marge du conflit mais ont été plongés dans un univers d’une grande violence d’autant plus que le champ de bataille était leur lieu de vie.
Dans le chapitre « L’école belligérante », Verónica Sierra Blas s’intéresse à l’Ecole de 1936 à 1939, à travers la presse, la propagande, les affiches, la littérature enfantine ; elle mesure la politisation à laquelle sont soumis les enfants tant dans l’Espagne franquiste que dans l’Espagne républicaine : la guerre est au centre de l’enseignement donné dans les deux camps et on assiste à un « enrôlement » et à « un processus d’acculturation des enfants au conflit et à la violence » (p.43). Elle constate une forte mobilisation dans le cadre de l’école primaire, publique, chez les républicains, et d’un investissement plus poussé dans l’enseignement secondaire chez les franquistes, plus préoccupés par la formation intellectuelle et morale des futures classes dirigeantes.
Puis, dans les chapitres III et IV, « Des cœurs en carton » et « Aidez les enfants ! », on suit les opérations d’évacuation des jeunes réfugiés, étiquetés par les « cœurs en carton » accrochés à leur cou, grâce à des organismes de transfert et d’accueil espagnols et internationaux qui organisent ces expéditions.
Le chapitre V intitulé « Écriture, dessin et thérapie » fait le point sur les écrits d’enfants dans la guerre et diverses études psychologiques faites à partir du Journal d’Anne Franck et d’autres journaux d’enfants et adolescents pendant la Seconde Guerre mondiale. Il est largement question des études psychologiques menées dans les colonies d’enfants évacués en Catalogne par le couple Brauner (Alfred Brauner, pédagogue et psychologue français, et Françoise Erna Riesel, autrichienne et docteure en Médecine, engagés dans les Brigades internationales) : les Brauner ont été les premiers à avoir incité les enfants qu’ils ont accompagnés à dessiner leurs souvenirs, leurs cauchemars et leurs expériences. L’expression par le graphisme leur a permis de résilier la douleur, la souffrance et les angoisses produites par les situations extrêmes et donc de « digérer » les traumatismes. Ce fut à la fois une façon de résister, de faire face à l’humiliation et à la peur, de laisser un témoignage de l’expérience vécue et de créer une Mémoire.
Pour la plupart, les dessins produits par les enfants espagnols pendant ces années de conflit représentent ce qui pour les plus jeunes était la menace la plus importante de la guerre : les bombardements et leurs conséquences. Avec la représentation de la fuite de la population ou la vie dans les abris, les combats aériens, les avions de type parfaitement différenciés, les maisons incendiées, les attaques de nuit et les défenses anti-aériennes en sont les principaux sujets. Les autres sujets récurrents dans les dessins d’enfants étaient les files d’attente pour les vivres, l’école, les blessés, les morts, les fronts de bataille, la séparation d’avec les parents ou les évacuations.
L’ouvrage avance ensuite sur la question de l’expérience de l’exil avec le chapitre VI, « Le mystère des lettres perdues ». L’une des promesses que les autorités et les responsables des colonies d’enfants, à l’étranger, firent à leurs parents et à leurs proches, fut qu’ils recevraient régulièrement par lettres des nouvelles de leurs enfants, y compris de ceux qui, étant donné leur jeune âge, n’auraient pas encore appris à écrire. Les responsables de l’enfance évacuée ne faillirent pas à leurs promesses (envoi de lettres personnelles ou collectives). Cependant, toutes les lettres en provenance ou à destination de l’étranger transitèrent par la Censure postale dont le siège était à Barcelone à partir de l’automne 1937 et ce contrôle eut des conséquences sur la circulation des lettres, ce qui fait que la plupart des lettres des enfants racontant leur expédition, par bateau ou train, jusqu’au pays d’accueil, l’URSS notamment, n’arrivèrent pas à destination et ne reçurent donc pas de réponse. La situation empira avec l’avancée des troupes franquistes et la chute de Barcelone : le Service de Récupération des Documents (SRD), colonne vertébrale de la DERD ( Délégation destinée à récupérer, classer et protéger les papiers émanant de personnes et d’entités du camp républicain) se saisit d’une grande partie des documents des Républicains en déroute, notamment de plusieurs lots de lettres des enfants de Russie, qui ont fait partie du voyage des 12 wagons de documents transportés en juillet 1939 de Barcelone à Salamanque et n’ont jamais été remises à leurs destinataires. De plus, elles ont fait partie de l’appareil répressif franquiste. Elles appartiennent aujourd’hui au Centre de Documentation de la Mémoire Historique à Salamanque, depuis le décret du 1er juin 2007.
Verónica Sierra Blas s’attarde ensuite sur le dossier des enfants partis en Russie, très documenté, et y consacre plusieurs chapitres : « De Russie, avec nostalgie », « Ces merveilleuses années », « Le pupitre d’Éloy », « Le fil qui relie » et « Un monde de lettres ». Les enfants qui débarquent ainsi à Cronstadt le 23 juin 1937, fils et filles de combattants militants, sont accueillis par les drapeaux, les fanfares, les hymnes, les défilés et les cris de bienvenue des russes. Ils adoptent avec gratitude cette nouvelle patrie, d’autant plus que Staline leur offre une éducation collective de privilégiés. Alors que les enfants réfugiés à l’Ouest sont souvent placés dans des familles ou des petits centres, eux , à l’Est, sont élevés collectivement, comme des pionniers, sous le tutorat de professeurs, d’éducateurs et éducatrices espagnols, dans un confort dont ils parlent beaucoup dans leur correspondance (nourriture abondante, visites médicales fréquentes, chambres chauffées, vêtements, activités sportives et artistiques, excursions, concerts, visites de musée).Ils bénéficient d’une scolarité et d’une formation de haut-niveau , avec des ouvrages spécialement conçus et édités pour eux, avec des maîtres espagnols qui leur font lire Cervantès et García Lorca.Les garçons rêvent de devenir tankistes ou aviateurs pour abattre Franco, mais « ces merveilleuses années », ces deux années au « paradis communiste » s’achèvent avec l’invasion hitlérienne, le 22 juin 1941.
Les derniers chapitres relatent la fin de ces enfances brisées. Ceux qui ont 16 ans cherchent à s’engager ou à entrer dans les services aux armées, les autres sont dispersés, la plupart meurent des suites du froid, de la faim, de la tuberculose. Aucun des survivants ne peut revenir en Espagne après 1945 du fait que l’URSS ne reconnaît pas l’état franquiste. Il leur faut faire leur vie au milieu des Russes pour qui ils seront toujours les « Espagnols ». Ceux qui, 20 ans plus tard, font le voyage, retrouvent une Espagne sans rapport avec leurs souvenirs, et ceux qui décident de rester mourir au pays, retrouvés par l’auteure dans les maisons de retraite, sont toujours désignés comme « les Russes » c’est-à-dire les communistes.
Le livre se termine par une note de Raquel Thiercelin- Mejías, co-traductrice de « Paroles orphelines » et dont l’une des lettres écrite de sa main apparaît dans l’ouvrage car elle est elle-même une enfant de la guerre, « una niña de la guerra ». Née à Madrid, elle a 4 ans quand la Guerre Civile a éclaté et 7 ans quand elle a franchi les Pyrénées, au début de l’année 1939 pour se réfugier en France en même temps que son père et sa mère qui ont tout perdu. Là, ils survécurent à la Seconde Guerre mondiale. Elle a pu obtenir la nationalité française, intégrer l’Éducation Nationale et entreprendre une carrière universitaire dédiée à la littérature hispano-américaine. « Ce n’est qu’après la mort de Franco et le retour de la démocratie en Espagne que j’ai pu sans crainte renouer avec mes origines et retrouver des souvenirs d’enfance oubliés, aboutissant à la publication de témoignages et de plusieurs études à propos de la Guerre Civile et de l’exil qui s’en est suivi. Aussi est-ce avec une grande joie mais non sans émotion, que j’ai accepté de participer à la traduction de l’excellent ouvrage de mon amie Verónica Sierra Blas, qui témoigne d’une partie de ma propre enfance. »
« Paroles orphelines » est un livre que Verónica Sierra Blas dédie à ses grands-parents « à qui la guerre a volé leur jeunesse et qui, malgré tout, ont toujours souri ». Sa force est de chercher à capter la « parole » de l’enfant au plus près du « je » et son originalité de privilégier le point de vue de l’enfant.
BIBLIOGRAPHIE :
Alfred Brauner, « Ces enfants ont vécu la guerre », Paris, Éditions sociales, 1946
Françoise Brauner, « Dessins d’enfants de la guerre d’Espagne », Saint-Mandé, Expansion Scientifique Française, 1976
Article de Manuelle Peloille, « J’ai dessiné la guerre. Le regard de Françoise et Alfred Brauner », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine, ouvrage coordonné par Rose Duroux et Catherine Milkovitch-Rioux, 2012 : http://ccec.revues.org/4342
Article de Karine Lapeyre, « Enfances en guerre. Témoignages d’enfants sur la guerre », Cahiers de civilisation espagnole contemporaine, ouvrage coordonné par Rose Duroux et Catherine Milkovitch-Rioux, 2014 : http://ccec.revues.org/5212
Livre : « Paroles orphelines- Les enfants et la guerre d’Espagne » de Verónica Sierra Blas, Presses Universitaires de Rennes (2016).
Marie le Bihan