« Rotspanier » à Brest, histoire, mémoire : 2) le contexte
Au cours de l’été 1940, l’Organisation Todt (OT) est engagée dans le projet d’invasion de l’Angleterre, l’Opération Seelowe (Opération Otarie). A cet effet, elle est en charge, dans le Pas-de-Calais, de la construction de grosses batteries lourdes destinées à protéger la flotte de débarquement en Grande-Bretagne. La maîtrise des airs et de la mer est la condition indispensable à la réussite de cette opération. Or l’aviation allemande perd la bataille du ciel contre la « Royal Air Force » et Hitler décide en septembre 1940 d’ajourner le débarquement sur les îles britanniques. La « bataille d’Angleterre » perdue, c’est sur la mer désormais que se concentre la « bataille de l’Atlantique ». Il importe de réduire la capacité britannique à résister en coupant ses voies d’approvisionnement et, très vite, l’utilisation de l’arme sous-marine s’impose tant la suprématie des forces navales anglaises en navires de surface est indiscutable. Cependant, la Kriegsmarine ne compte au début du conflit que 46 sous-marins disponibles dont seulement 22 disposant d’un rayon d’action suffisant pour opérer dans l’Atlantique [1]. La situation change en juin 1940 avec l’occupation des ports français. L’amiral Donitz, chef de la flotte sous-marine allemande, se rend vite compte de l’avantage que procure la conquête des ports et des arsenaux du littoral français.
À force de persuasion, à la suite d’une rencontre avec Hitler en automne 1940, il fait admettre la nécessité d’établir des abris pour sa flotte de sous-marins. Le programme de construction des bases entériné, l’Organisation Todt est chargée de sa réalisation. Cinq bases sont prévues sur le littoral atlantique, Brest, Lorient, Saint-Nazaire, La Rochelle et Bordeaux.
Plan de l’opération « Otarie »
Pour la réussite de ces immenses projets, qualifiés par les alliés de « plus grand programme de construction depuis l’empire romain » [2], l’OT met en place une organisation très structurée et un système logistique très abouti. A l’instar de la Wehrmacht, l’Organisation Todt dispose d’un commandement général auquel sont rattachés diverses directions et divers états-majors locaux. La France dépend, avec la Belgique et la Hollande, du « Einsaztgruppe West » (EG West, cf. notes en fin d’article) dont l’état-major est installé à Paris.
L’EG West divise le littoral européen, son champ d’intervention principal à l’ouest, en plusieurs secteurs d’activités, les OBL (« Oberbauleintung », Direction supérieure de construction). En octobre 1941, les côtes françaises en comptent 12 : Saint-Omer, Rouen, Cherbourg, Saint-Malo, Brest, Lorient, Saint-Nazaire, La Rochelle, Bordeaux, Bayonne, Marseille et Cannes. Chacune de ces directions est subdivisée en plusieurs « Bauleitung » (Direction de construction), en charge des échelons opérationnels que sont les chantiers proprement dits ou « Baustellung ». La direction de ces échelons est confiée au directeur de l’entreprise allemande la plus importante du secteur et, pour la réalisation des travaux, l’OT passe des contrats avec les plus puissantes entreprises allemandes des travaux publics et du bâtiment. « Maître-d ‘œuvre » des travaux. Elle s’engage à approvisionner les chantiers en matériaux et à fournir aux entreprises la main-d’œuvre.
Cette main-d’œuvre est disparate, cosmopolite, faite de volontaires, de requis et de forçats qu’il convient d ‘héberger, de nourrir, de surveiller et, pour ce faire, un univers de camps est établi tout au long du littoral français, au plus près des chantiers. Cette main-d’œuvre est aussi très nombreuse car il importe de se rendre compte que les travaux réalisés reposent essentiellement sur un travail de force, gros « consommateur » de travailleurs, principalement de « manœuvres ». Ces énormes chantiers de bétonnage nécessitent des tonnes de matériaux (ciment, gravier, sable..) qui sont constamment à décharger et le coulage du béton s’effectue en continu ; il en résulte un travail pénible pour ces milliers d’ouvriers de tous âges. Si l’on prend en compte les conditions de vie dans les camps de l’OT, marquées par le manque de nourriture, d’habillement et de soins, la brutalité de l’encadrement des camps, conditions relatées par plusieurs récits et témoignages, la plupart des ouvriers « forcés » de l’OT se retrouvent dans un univers de travail marqué par une exploitation brutale de leur force de travail.
Tous ces ouvriers ne souffrent pas de ces pénibles conditions, l’OT, organisation nazie, établit cependant une stricte distinction fondée sur des critères de nationalité, de race, d’adhésion au système, de « statut » professionnel : travailleurs volontaires ou travailleurs « forcés ». Au sommet de la pyramide se trouvent les « OT-Eigenes Personal» (personnel permanent de l’OT) : il s’agit pour la majorité de techniciens et ouvriers allemands engagés volontaires dans l’OT, et de quelques collaborateurs nordiques (Hollandais, Flamands, Scandinaves). Avec les « Firmenangehörigen » (personnel des firmes allemandes), leur total est évalué à 15 000 hommes, soit environ 5 % des effectifs de l’OT en France [3].
La majorité des travailleurs est constituée par les « Ausländischen Arbeiter » (travailleurs étrangers), masse strictement hiérarchisée selon la race et le mode d’entrée dans l’OT (volontariat ou enrôlement d’office). La catégorie des « Frontarbeiter » (travailleurs du front) constitue le haut de cette hiérarchie ; elle est composée de travailleurs nordiques (Hollandais, Danois, Flammands…), « assimilables » selon l’idéologie nazie. Engagés volontairement dans l’OT, ils sont occupés, pour l’essentiel d’entre eux, aux tâches de surveillance. En dessous de ce groupe, on trouve les « Einsatzarbeiter » (travailleurs d’intervention, de complément). Ce groupe rassemble des travailleurs volontaires, français, espagnols franquistes, wallons et italiens, et une catégorie particulière, les « Ostarbeiter » (travailleurs de l’Est), constituée de travailleurs « volontaires » slaves (Russes, Tchèques, Polonais).
Le reste de la masse de travailleurs est divisée en deux autres catégories qui forment les échelons inférieurs de cette hiérarchie. D’un côté figurent les travailleurs requis, les « Hilfsarbeiter » (travailleurs auxiliaires) et de l’autre côté, l’ultime échelle, la plus basse de cette pyramide humaine, est formée par les « Zwangarbeiter » (travailleurs forcés), regroupant les « maudits » du système, les « forçats » auxquels sont confiées les tâches les plus pénibles et les plus dangereuses. On y retrouve les partisans soviétiques, les communistes, les condamnés politiques, les juifs et les républicains espagnols, les « rotspanier » (« espagnols rouges ») ainsi qualifiés par le système nazi.
« Troupes » Todt, Brest 1941 (archives ville de Brest)
La réquisition des Espagnols pour les chantiers de l’OT débute fin du printemps-début de l’été 1941. Les républicains espagnols résidant en zone libre dans les camps de Vichy, et à ce titre demeurant sous l’autorité française, représentent avec les Russes la très grande majorité de ces effectifs étrangers. En mai 1941, l’état-major de la Wehrmacht à Berlin informe les autorités allemandes en France que « selon un ordre du Führer, pour les projets sur les côtes et la protection des sous-marins, 6 000 travailleurs étrangers sont à livrer à l’Organisation Todt » [4]. Dès le début de 1941, les autorités de Vichy, en la personne de Jean-Jacques Heilmann, secrétaire du Commissariat de Lutte contre le Chômage (CLC) pour la zone occupée, entament des négociations avec les autorités d’occupation quant à ces livraisons d’étrangers, espérant ainsi pouvoir préserver les réquisitions de main-d’œuvre française. Les Espagnols sont directement visés par cette mesure comme le précise un courrier d’Heilmann en date du 3 mars 1941 [5] dans lequel il propose que soient utilisés, pour les travaux de l’Organisation Todt, des ouvriers étrangers, notamment des Espagnols et des Italiens. Cette proposition est actée le 14 mars 1941, lors d’une conférence entre François Lehideux, responsable du CLC et Fritz Todt, chef de l’OT.
Une « commission Todt » est chargée des recrutements en zone sud. Le discours des membres de la « commission » se veut attractif, une paie de 500 francs par quinzaine est promise aux « volontaires » mais, ces promesses ne rencontrant que peu de succès, la réquisition devient la règle. Avant arrivée sur les chantiers, les identités sont vérifiées par les services allemands, et le transport en zone occupée est assurée par la police française. Sur les chantiers et dans les camps, la garde est assurée en principe par l’OT ; dans certains cas cependant, des auxiliaires français gardent les abords de ces camps, mais cet encadrement est jugé peu efficace et les autorités d’occupation préfèrent l’encadrement par les services allemands, Feldgendarmerie ou troupes SS. En cas d’évasion, il appartient à la police française de mener les recherches. Des camps spécifiques sont organisés pour les individus les plus « indisciplinés ».
Ces « transferts » sont opérés à partir des effectifs des Groupements de Travailleurs établis en zone sud. En 1943, un groupement spécifique en zone Nord (Groupement n°8, cf ci-dessous) est créé.
D’une manière générale, le régime de ces camps est marqué par la pénurie alimentaire, le manque de soins, la violence et la brutalité de l’encadrement, ensemble d’éléments que l’on retrouve dans la plupart des récits et témoignages recueillis ou consultés [6-10] et qui concourent à de nombreuses évasions [11]. Il apparaît cependant que cet environnement évolue dans le temps et varie selon le nombre et la nature du personnel d’encadrement mis en place et l’implication dont celui-ci fait preuve pour accomplir sa tâche. Ainsi, à l’inverse de la SS, les troupes de l’OT, composées en majorité d’individus âgés, sont perçues comme indisciplinées, s’adonnant à l’alcool, à la corruption et au marché noir. Les gardes civils français, là où ils sont présents, interviennent peu ou pas du tout [12]. Par ailleurs, par souci d’efficacité économique sans doute et de la nécessité de conserver cette masse de travailleurs apte à accomplir son pénible travail, il apparaît que ce régime brutal, appliqué dans les camps dès 1941, se soit quelque peu assoupli à partir de 1943 (jours de repos, « liberté » de circulation) [13].
Entre avril et novembre 1941, près de 11 000 espagnols recrutés par l’OT constituent la première vague de ces envois sur le littoral atlantique, 7 000 à 9 000 autres arrivées étant prévues dans les mois qui suivent [14]. Ces « transferts » se poursuivent tout au long de la période, à l’été 1943, un GTE est créé spécifiquement pour les besoins croissants des chantiers du littoral atlantique, il s’agit du Groupement n°8. Ce groupement n°8, qui s’ajoute aux sept déjà existant en zone libre, est constitué exclusivement de 6 000 républicains espagnols, répartis sur les chantiers et les OBL de Brest, Lorient, Saint-Nazaire et Bordeaux [15]. Le siège du groupement, dirigé par M. Texier, se trouve à Quimperlé jusqu’en octobre 1943, date à laquelle il est déplacé à la Roche-Sur-Yon. « Le sous-groupement brestois, cantonné au camp Montbarrey à Saint-Pierre-Quilbignon, dirigé par M. Fatinet, assisté de 13 surveillants et chefs de groupes, comprend 970 hommes venant pour moitié des camps de Limoges et de Lyon » [16-17]. Les données précises (nombre exact, dates, lieux, …) concernant les travailleurs espagnols fournis à l’Organisation Todt restent difficiles à établir dans le détail pour toute la période. Deux vagues sont cependant clairement identifiées: celle de 1941 (construction des bases sous-marines) et celle de 1943, qui correspond à l’instauration du STO (Service de Travail Obligatoire) et la création du groupement n°8. Les évaluations faites par plusieurs chercheurs français et allemands estiment leur nombre à plus de 30 000, 19 000 à 20 000 pour la période de 1941, 5 000 à 6 000 correspondant aux exigences de 100 000 travailleurs exigés par l’OT et l’établissement du STO, auxquels s’ajoutent 6 000 correspondant à la création du groupement n°8.
A gauche : courrier adressé par la Feldkommandantur 623 de Brest à la mairie de St Pierre-Quilbignon à propos de gardes civils français au Camp “OT-Arbeiter (rotspanier) “Ernst Moritz Arndt” /Fort Montbarey. 05/09/1942 (archives ville de Brest)
A droite : courrier du Commissaire des Renseignements généraux de Brest au sujet des espagnols du Groupement n°8 cantonnés au Fort Monharey. 30/10/1943 (archives départementales du Finistère)
L’ensemble des éléments qui viennent d’être présentés (structure de l’Organisation Todt, présence de firmes allemandes et françaises, établissement de camps, arrivées de 1941 et de 1943…) se retrouvent à l’échelle du territoire brestois dans l’histoire de la construction de la base des sous-marins.
Notes :
Einsaztgruppe West : Groupe d’intervention Ouest, commandement général de l’Organisation Todt pour le front Ouest (Pays-Bas, Belgique, France) situé à Paris en octobre 1941. Remplace la direction “OT Einsatz-Westküste” (zone d’intervention de l’OT – côte ouest) située à Lorient depuis la fin 1940, en charge de la construction des bases sous-marines.
Oberbauleintung/OBL : direction supérieure de construction, le secteur de base d’intervention de l’OT sur le littoral, une sorte d’équivalence de la division pour la Wehrmacht
Bauleitung : direction locale de construction
Baustellung : chantier
OT Eigenes Personal : personnel permanent de l’OT, soumis à une hiérarchie, il porte un uniforme, une arme et un “dienstbuch” (livret) analogue du livret d’un soldat
Firmenangehörigen : personnel des firmes allemandes
Ausländischer arbeiter : travailleurs étrangers. Ils représentent plus de 90% des travailleurs œuvrant sur les chantiers Todt. Ceux-ci sont divisés en plusieurs catégories hiérarchisées selon leurs “capacités” à être assimilables à l’ordre nazi
Frontarbeiter : ouvrier de la zone avancée. Ces ouvriers sont essentiellement des travailleurs nordiques (Danois, Norvégiens, Hollandais, Flamands), engagés volontaires dans l’OT
Einsatzarbeiter : travailleurs français, espagnols franquistes, wallons et italiens, bien que volontaires ils ne peuvent accéder à la catégorie des Frontarbeiter en raison de leurs races
Ostarbeiter : travailleurs de l’Est, volontaires ou soi-disant volontaires de race slave (Polonais, Tchèques, Russes)
Hilfsarbeiter : travailleurs auxiliaires, il s’agit ici de la masse des travailleurs requis, ils sont regroupés par nationalité et gardés par des hommes en armes
Zwangarbeiter : travailleur forcé, le bas de l’échelle des travailleurs de l’OT, les forçats du système: communistes, soviétiques, juifs, républicains espagnols (“rotspanier“: espagnols rouges), apatrides, condamnés politiques…
GTE : Groupement de Travailleurs Etrangers. Ces groupements succèdent aux CTE (Compagnies de Travailleurs Etrangers) établies par le décret du gouvernement Daladier du 12 avril 1939. La loi du 27 septembre 1940 sur les “étrangers en surnombre dans l’économie nationale” créée ces Groupements. Le gouvernement de Vichy entend “encadrer” les étrangers sur le sol français (exclusion des emplois sur le sol national, obligation de travail encadré, internement dans des camps)
Références :
[1] : Lars HELLWINKELL, “Brest base navale de la Kriegsmarine (1940-1944)” (Université de Bretagne Occidentale-Brest/Université Christian Albrecht-Kiel. 2006.
[2] : US Army Historical Division, “Handbook of the Organisation Todt”. mars 1945.
[3] : Rémy Desquenes, “l’Organisation Todt en France (1940-1944)”, Histoire, économie et société, n°3: Stratégies industrielles sous l’Occupation. 1992.
[4] : Archives Nationales, archives allemandes de l’Occupation, AJ40848: Télégramme n°0178 du OKW (Ostkommando der Wehrmacht) au MBF (Militärbefehlshaber in Frankreich), 12 mai 1941.
[5] : Archives Nationales, Ministère de l’intérieur à Vichy, FIa3669: lettre d’Heilmann, 3 mars 1941.
[6] : Ernest Urzainqui-Falcon, “Polvorientos caminos, itinéraire européen d’un républicain espagnol’. éd. Privat. 2010
[7] : Henri Tarradellas, “Un catalan cartographe de guerre du XIIe corps d’armée E.M: de la République Espagnole à Chef de la résistance de la base sous-marine de Brest Fort Montbarey-Sant-Pierre-Quilbignon” (éd? date?)
[8] : Portrait de Calixto Casales, site www.amigos.org. 1998
[9] : Témoignage de Eduardo Caro. Archives privées Famille Caro, Brest.
[10] : Archives Ville de Brest, Fonds de la commune de Saint-Pierre-Quilbignon: 5Q/P9, registre des accidents de travail, 1941.
[11] : Témoignage de Marie Salou, archives privées Hugues Vigouroux. 2010
[12] : Archives Ville de Brest, série 4H: note de la Kreizkommandantur 623 (Brest) au bureau du maire de Saint-Pierre-Quilbignon à propos de présence de gardes civils français à proximité du du camps de l’Organisation Todt “Ernst Moritz Arndt”/Fort Monbarey, 1943.
[13] : Archives départementales du Finistère, 200w: correspondance de la Feldkommandantur 752, télégrammes et notes sur l’état d’esprit des chefs de groupes de travailleurs espagnols dans la région de Brest, notes du commissaire, chef des Renseignements Généraux à Brest sur les travailleurs espagnols du Camps de Montbarey. Octobre-novembre 1943.
[14] : Archives Nationales, archives allemandes de l’Occupation, AJ40552: note du Verwaltungstab, 15 novembre 1941.
[15] : Bundesarchiv, RW3478: rapport n°4 de la CCA (Commission de Contrôle d’Armistice), 11 août 1943. Archives Nationales, archives allemandes de l’Occupation, AJ41618: liste de la main d’œuvre étrangère, 1 novembre 1943. Archives Ville de Brest, 4H: réquisitions allemandes, main d’œuvre pour l’Organisation Todt, 1940-1944.
[16] : Marie-Claude Rafaneau-Boj, “Odyssée pour la liberté, les camps de prisonniers espagnols 1939-1945”. éd. Denoël, 1993.
[17] : Fabian Lemmes, “Travailler sous le Reich: l’Organisation Todt en France et en Italie, 1940-1945”. Institut universitaire européen de Florence, 2009.