Sortie nationale du film « La trinchera infinita » (« Une vie secrète »), aux Studios à Brest le 28 octobre 2020, réalisé par Aitor Arregi, Jon Garaño et José Mari Goenaga, sur la Retirada intérieure.
« Higinio et Rosa sont mariés depuis peu lorsque la guerre civile éclate. Partisan républicain, Higinio réussit à échapper aux troupes franquistes en trouvant refuge dans une cachette exigüe de sa maison. Son enfermement durera plus de 30 ans… Cette fiction évoque un élément historique relativement peu connu de l’histoire de l’Espagne : le destin des « topos », littéralement les « taupes », qui, grâce à la complicité de leur cercle familial, vécurent cachés pendant le franquisme. Comment captiver le spectateur en montrant le quotidien d’un homme confiné pendant 30 ans ? Tel est le défi relevé par le trio de réalisateurs basques , auteurs de « Loreak » et « Handia », Altor Arregui, Jon Garaño et José Mari Goenaga. L’intensité de leur langage cinématographique emporte la narration transformant le calvaire d’Higinio en une allégorie de l’Espagne plongée dans la paralysie et le silence de la dictature. »
Ainsi le magazine Vocable consacre son dernier VOscope à ce film, avec un dossier très intéressant sur le film et le contexte historique.
Synopsis :
Higinio et Rosa sont mariés seulement depuis quelques mois lorsqu’éclate la guerre civile et sa vie à lui en vient à être sérieusement menacée. Avec l’aide de sa femme, il va décider d’utiliser un trou creusé dans sa propre maison comme cachette provisoire. La peur de possibles représailles ainsi que l’amour qu’ils éprouvent vont les condamner à un enfermement qui se prolongera plus de 30 ans.
Casting:
Antonio de la Torre (Málaga, 1968) est Higinio, c’est un des acteurs les plus reconnus du cinéma espagnol, on se rappelle de « Balada triste de trompeta » de Álex de la Iglesia et plus récemment « La noche de 12 años » de Álvaro Brechner qui raconte l’emprisonnement et l’isolement de José Mujica pendant la dictature en Uruguay.
Belén Cuesta (Sevilla, 1984) est Rosa et a reçu le Goya de la meilleure actrice pour « Une vie secrète » en 2020.
Le trio de réalisateurs basques Aitor Arregi (1977) José Mari Goenaga ( 1976) et Jon Garaño (1974) a commencé sa trajectoire cinématographique avec le documentaire « Lucio » (2007) sur l’anarchiste espagnol Lucio Urtubia. Ils appartiennent à cette nouvelle génération de réalisateurs de projection et reconnaissance internationales. Leur dernier film « Handia » (2017) avait reçu 10 Goyas…
« La trinchera infinita » a été récompensée par 5 prix au Festival International du film de San Sebastián en 2019 (meilleur réalisateur, meilleur scénario, meilleur film basque, meilleur scénario basque, et prix FIPRESCI de la critique internationale) et en 2020, il a reçu 2 Goyas (meilleur son et meilleure actrice).
L’idée de « La trinchera infinita » est née du documentaire d’animation « 30 años de oscuridad » de Manuel H. Martín, inspiré de la vie du maire de Mijas (Málaga) Manuel Cortés Quero, décédé en 1991. C’est un film d’animation qui alterne dessins de BD, archives et témoignages de « taupes » et de leurs familles. Le personnage de Higieno n’est pas seulement inspiré de Manuel Cortés mais aussi d’autres “topos”.
Pour le scénario, les réalisateurs se sont inspirés de « A Sangre y fuego. Héroes, bestias y mártires de España », un livre de récits sur la guerre civile écrit par le journaliste sévillan Manuel Chaves Nogales en 1937.
Le contexte historique est celui de la peur et de la répression: à la fin de la Guerre d’Espagne, en vertu de la Loi sur les responsabilités politiques, presque 165 000 républicains furent fusillés. Face à la peur de représailles certaines, des vengeances et des détentions arbitraires, beaucoup de sympathisants républicains qui n’avaient pas pu ou voulu fuir se cachèrent, comme s’ils étaient des taupes. Pendant les 40 ans que dura la dictature de Franco, s’imposèrent la peur et le silence. C’est la terreur blanche, délibérément prévue par le général Mola, avant le coup d’État nationaliste afin de faire ployer l’adversaire par la mise en œuvre d’une purge politique radicale, d’un authentique « nettoyage » idéologique et social. Selon Florence Belmonte, professeure des Universités à Montpellier III et spécialiste de l’histoire contemporaine espagnole : « Survivre a été l’un des maîtres-mots de l’immédiate après-guerre. Et on mesure la gravité de la menace qui pesait sur certains pour qu’ils n’aient pas d’autre planche de salut que l’auto réclusion… »
Peu de films font référence au cas des « topos españoles », à l’exception du documentaire d’animation « 30 años de oscuridad », il y a aussi « Mambrú se fue a la guerra » (Malbrough s’en va en guerre) de Fernando Fernán Gómez (1986) ou « Los girasoles ciegos » de José Luis Cuerda (2008).
Quelles étaient leurs conditions de vie ? Les “taupes” se cachèrent des décennies durant, dans des mansardes, des greniers, des remises, des puits et autres lieux impossibles, et même dans leurs propres maisons, pour échapper à la mort. Il y eut des centaines de « topos » en Espagne qui ont pu survivre dans la plus absolue clandestinité grâce à leur cercle intime. La Guardia Civil demandait périodiquement de leurs nouvelles et offrait même des récompenses à leurs proches s’ils les dénonçaient. Certaines « taupes » mirent leurs épouses enceintes qui durent affronter la réprobation et le harcèlement de leurs voisins et de l’Église, qui les considéraient comme des « veuves joyeuses », certaines ont dû avorter.. Pendant trente ans, certains n’ont pas vu le jour, sortant la nuit de leur maison, dans l’obscurité avec même la crainte d’être vus et dénoncés par leurs voisins. Ne pouvant jamais, trente ans durant, toucher et embrasser leurs enfants, par crainte que ceux-ci, par naïveté, ne sachent pas tenir leur langue et disent à l’école que « papa était revenu à la maison ».
Lors de leur sortie, en 1969, lorsque Franco a fait publier le décret officiel d’amnistie pour les délits commis avant la fin de la guerre civile (La Ley de Responsabilidades Políticas), certains étaient devenus aveugles.
Pourquoi « los topos », « les taupes » ? Ce terme imagé et éloquent s’est fixé dans le langage après la publication en 1977 de l’ouvrage des journalistes Manuel Leguineche et Jesús Torbado, « Los Topos. El testimonio de quienes pasaron su vida escondidos en la España de la posguerra » qui devint un best-seller. Le fruit de 10 ans d’une vaste enquête au cours de laquelle ils sillonnèrent toute l’Espagne pour recueillir les témoignages de plusieurs d’entre eux.
Il y eut des centaines de « taupes » en Espagne, mais la majorité se concentra en Andalousie.
Manuel Cortés Quero, “la taupe” de Mijas: ce maire de la ville de Mijas (Málaga) pendant la Seconde République, vécut caché pendant 30 ans dans sa propre maison, de 1937 à 1969, grâce à l’aide son épouse Juliana. À Mijas, la Casa Museo de la ville propose une réplique de la pièce où il passa les 18 dernières années de son enfermement.
Eulogio de Vega, maire socialiste de Rueda (Valladolid) qui resta caché jusque 1964.
Protasio Montalvo, maire socialiste de Cercedilla, province de Madrid, qui resta caché jusqu’en 1977, dont les 3 premières années dans une cage à lapins, à côté de sa propre maison.
Eufemiano Díaz González, habitant de La Mata de Curueño, province de León, qui resta caché dix ans dans une fosse creusée dans un coral à moutons que sa famille dissimulait tous les jours avec des planches recouvertes de fumier; il sortait seulement de la fosse la nuit pour s’étirer les jambes…
L’unique femme « topo » dont on a connaissance est Teodomira García de Zarza de Tajo, province de Cuenca.
Dans un interview en espagnol avec Tatiana Dilhat, rédactrice en chef de Vocable, les réalisateurs de Une vie secrète donnent leur éclairage sur les points suivants:
1) « Nous avons essayé de faire une radiographie de la peur et de ses mécanismes. Avec le personnage d’Higinio, nous voyons comment la peur peut nous transformer à travers l’enfer de l’enfermement; la peur extérieure devient une peur intérieure et quelque chose de quasi-irrationnel. Higinio commence avec la claustrophobie et finit avec l’agoraphobie. Beaucoup de personnages du film évoluent avec la peur. Le film évoque aussi d’autres peurs comme celle de briser le couple et celle de sortir du placard, fin du coming-out. »
2) « Nous avons tenté de faire ressentir la léthargie de l’Espagne silencieuse de l’après-guerre où personne ne voulait donner son avis et où tout le monde était paralysé, comme Higinio lui-même. L’Espagne recevait une information si biaisée, avec la patine de la propagande, que l’espagnol moyen, surtout avec le miracle économique des années 1960, pensait que l’on était pas si mal non plus. »
3) « L’intérêt du film c’est qu’il met en avant le rôle de la femme qui est fondamental pour créer ce refuge à “taupes”. Eux, ils n’auraient pas pu se cacher aussi longtemps sans leur aide. Mais elles étaient aussi plongées dans le trou d’une certaine manière, et elles devaient mener une vie “normale” très dure: en mentant, avec une forte charge émotionnelle. Bien qu’Higinio soit à l’épicentre du film, le rôle de Rosa est presque aussi important que le sien. Nous voulions rendre justice aux femmes. »
4) « Le langage cinématographique du film a été construit à partir du point de vue du personnage caché et de l’information qu’il recueille par le trou. Alors c’était très stimulant de raconter quelque chose depuis la lucarne, la miniature. Le regard du voyeur est un ADN très cinématographique. »
La projection du film en salle est accompagnée d’une fiche technique bien documentée et d’une note des réalisateurs : « Nous voulions raconter l’histoire à travers les yeux du personnage qui observe la vie depuis sa cachette, car nous pensions qu’ainsi notre film pourrait se démarquer des autres. Nous pensons que la récompense pour les spectateurs ne sera que plus grande s’ils partagent les mêmes informations que le héros du film. Dans cet objectif, nous jouons beaucoup avec le hors-champ et le son. Higinio ne peut voir qu’à travers les fentes de sa cachette. Ce qu’il ne peut pas voir, il doit l’imaginer au moyen du son. Ce que l’on imagine peut avoir encore plus de force encore que ce que l’on voit. »
« Même si certains persistent à dire que cette période de l’Histoire appartient au passé et qu’il faut aller de l’avant, Franco est encore très présent en Espagne aujourd’hui. 40 ans de dictature ne s’effacent pas aussi facilement. Pour le moindre prétexte, on pourrait basculer encore aujourd’hui dans la guerre civile et la dictature. Notre but –et nous espérons l’avoir atteint– était de raconter une histoire nationale et universelle. La peur est un thème universel et un sentiment qui ne s’arrête jamais. On aimerait que les spectateurs aux quatre coins de la planète puissent voir notre film comme un miroir qui leur serait aussi tendu. »
Il nous tarde de voir ce film…
Marie Le Bihan, Mere-29, le 18 octobre 2020
Liens :
Bibliographie :
- Los Topos. El testimonio de quienes pasaron su vida escondidos en la España de la posguerra, Jesús Torbado, Manuel Leguinoche, Editorial Capitán Swing, 1990
- Lune de loups, Julio Llamazares, Édition Verdier, 1990
Bande-annonce du film :
Voscope, le supplément cinéma du magazine VOCABLE sur le film « Une vie secrète » de Jon Garaño, Aitor Arregi et José Mari Goenaga qui sort dans les salles le 28 octobre 2020 : quatre pages sur le contexte historique du film et une interview des réalisateurs.